CHAPITRE VII

 

Le terrain était affreusement accidenté : une chape de lave percée de cratères minuscules, de trous d’ornières durcies que le vent comblait de poussière argileuse à chaque bourrasque. David abordait aux rives de l’épuisement, il avait passé la nuit à examiner le sol, dans le faisceau du projecteur mobile de l’autochenille, avec l’espoir d’y relever la trace des fuyards, mais il n’avait rien vu. La plaque noircie, hérissée d’aspérités, n’offrait à l’investigation qu’une surface mitraillée, une suite de cavités aux contours fantastiques que les gifles de la tempête emplissaient et vidaient tour à tour. David avait réintégré la panse du véhicule, le visage bleui par le froid, les oreilles et la bouche encrassées par un mélange de spores, de lichen et de poudre de guano. Cazhel, qui le soupçonnait de ne pas déployer un zèle suffisant, l’avait relayé. En vain. Les mutants avaient parfaitement choisi leur terrain : une coulée de magma solidifié sur laquelle il était pratiquement impossible de relever une seule empreinte, une plaine torturée où quelques trous supplémentaires passaient totalement inaperçus.

Depuis, le silence régnait à l’intérieur du camion-chenille. Un silence lourd, tendu. Lise sommeillait, le dos contre une caisse de munitions, les épaules enveloppées d’une couverture militaire rêche comme un tapis-brosse. L’odeur de l’huile chaude atteignait les limites du supportable.

— Ils sont malins, marmonna Cazhel le casque au ras des sourcils, au lieu d’avancer en file indienne – ce qui aurait donné naissance à une tranchée aisément repérable – ils ont progressé de front, laissant un intervalle irrégulier entre chaque homme. Là-bas, cinq ponts ancrent leurs culées au bord de la falaise, il va falloir les visiter les uns après les autres, nous perdrons forcément du temps à parlementer, et c’est justement ce qu’ils veulent.

— Et s’ils se sont scindés en deux groupes ? hasarda David.

Mais l’officier ne répondit pas.

Ils atteignirent l’extrémité du plateau aux premières lueurs de l’aube. À cet endroit, la plaine se cassait en un à-pic vertigineux. Pourtant, malgré la brume, on devinait les squelettes métalliques des ponts suspendus avec leurs tresses de câbles festonnant de pylône en pylône et que des tiges de sustentation reliaient à la chaussée centrale. Il y avait aussi des ponts à portique continu, des ponts à arc en treillis dont les membrures d’acier et les tirants luisaient d’humidité. David nota que chaque chaussée surplombait le vide sur une distance de quinze cents mètres environ, pour venir s’ancrer sur une gigantesque colonne de béton formant point d’appui ; là un autre pont prenait le relais, jetait son chemin au-dessus des abîmes jusqu’à la prochaine culée. Et ainsi de suite, à perte de vue… Certains blocs d’ancrage avaient fini par devenir de véritables carrefours d’où jaillissaient de nouveaux surgeons parallèles à la rive. Ces subdivisions incessantes tissaient un labyrinthe suspendu, un quadrillage un peu fou d’une apparente inutilité. On avait visiblement construit en dépit de toute logique, ajoutant segment après segment sans se soucier d’une direction particulière. Chaque pont se ramifiait en une suite de portées secondaires, telle la branche d’un curieux arbre métallique. Ces routes, ces passages, ces passerelles qui ne cherchaient nullement à rejoindre la rive opposée, amenaient à l’esprit l’image d’un meccano géant né de la main de quelque enfant débile…

— Le but n’est pas de se retrouver de l’autre côté, expliqua Cazhel qui avait percé les interrogations du jeune homme, mais de VIVRE au-dessus des vasières. Ces ponts ne sont en fait que des villages sur pilotis. On ne les traverse jamais, on y naît, on y vit, on y meurt… Ils ont été définitivement détournés de leur fonction initiale, à savoir : faciliter le passage des voyageurs. Ils sont aujourd’hui occupés par la population la plus sédentaire qui soit, une multitude de petites tribus aux territoires bien définis. Une chose est sûre : on n’y aime guère ceux qui se déplacent… Si l’immobilité c’est la paix, le mouvement signifie déséquilibre : donc menace…

Le véhicule tressauta en passant une ornière.

— Je vais prendre contact avec les sentinelles, reprit le policier, elles me connaissent un peu. Vous resterez dans le camion, inutile de leur donner l’impression d’une horde d’envahisseurs. Il faut qu’ils nous accordent l’autorisation de traverser. Une fois au-dessus du vide il n’y aura plus de problème, on peut passer d’un tablier à un autre aussi facilement qu’on change de rue dans une ville. Tous les ponts communiquent entre eux. On se hissera en haut d’une membrure avec une paire de jumelles. Cent patchworks en marche ça doit se voir de loin !

Il rajusta son casque et sortit. Une bouffée putride pénétra par la portière. Les marais probablement. David saisit les jumelles posées sur le tableau de bord et les porta à ses yeux. Maintenant que le brouillard se dissipait, les monstrueuses architectures découpaient leurs enchevêtrements avec plus de netteté. Entre les arches latérales retenant les ceintures de suspension, des kilomètres de chaussée restaient vides. À d’autres endroits on devinait, derrière les poutrelles d’un treillis semi-parabolique, la masse confuse d’une ville encagée…

— Vous voyez l’eau ? interrogea Lise dans son dos.

— Non, trop de brume, mais j’ai l’impression que tous ces ponts sont à plus d’un kilomètre de la surface liquide…

Elle tendit la main, il lui passa les lunettes d’approche. Elle s’absorba à son tour dans la contemplation des squelettes d’acier aux côtes boulonnées. David ferma les yeux. Il ne savait quelle attitude adopter vis-à-vis de la jeune femme. La sympathie ou… la méfiance ? Disait-elle la vérité à propos de cette effroyable histoire de tatouages, ou tout cela n’était-il qu’une comédie montée de toutes pièces par Cazhel pour l’obliger, lui le zoologue, à l’accompagner dans l’expédition-suicide qu’il projetait ? Comment savoir ? Ils étaient trop loin d’une ville pour pouvoir capter les informations radiodiffusées ; quant à l’avion du courrier, il n’avait jamais apporté le moindre journal… La portière coulissa, le policier sauta derrière le volant.

— Ça marche ! exulta-t-il. Ils nous laissent passer, mais ils n’ont rien vu. De toute manière il ne vient jamais personne par ici, leur tour de garde est plus symbolique qu’efficace. Ils ont dû tuer la nuit en vidant quelques cruchons d’eau-de-vie, ce qui fait que les Patchworks ont pu passer en toute tranquillité.

— Il y a des traces ? s’enquit David.

— Impossible à dire. La chaussée est recouverte d’une mince couche de goudron. Si des pieds s’y sont décalqués, on ne le saura que dans quelques heures, quand des trous apparaîtront spontanément sur la portée centrale…

— Vous voulez dire qu’ils vont laisser derrière eux des perforations sur toute la longueur du plancher ? hoqueta Lise.

— Exactement. Un sillage de découpes au travers desquelles on verra le vide ! Cent fuyards, ça fait deux cents marques plantaires tous les cinquante centimètres. Ce ne sera plus un pont mais une passoire, une bande de dentelle suspendue à un kilomètre au-dessus de la vase. Le pouvoir portant en sera diminué d’autant et la construction ne sera plus capable d’absorber les poussées horizontales : le vent, les tempêtes. La force de traction deviendra telle que la chaussée se déchirera comme une vulgaire écharpe… Ajoutez à cela que ces structures sont pour la plupart vétustes, et vous sentirez déjà le parfum de la catastrophe qui se prépare.

L’autochenille s’engagea entre les haies de pylônes et de câbles tressés. Le bruit de la course se modifia aussitôt ; à présent il sonnait creux… « Nous sommes au-dessus du VIDE », songea David avec un frisson désagréable. Les yeux plissés, il détailla le ruban de goudron luisant de rosée qui paraissait se jeter à leur rencontre. Il était d’un beau noir brillant ; y chercher la trace d’une empreinte relevait de la gageure.

— Si la chaussée se désagrège, la camionnette passera au travers, constata Lise qui semblait lire dans ses pensées, vous nous faites jouer à la roulette russe, capitaine…

Cazhel ricana.

— Il y a cinq ponts amarrés à la falaise, tous semblables. Nous n’avions pas le temps de les visiter les uns après les autres, ça n’aurait servi à rien qu’à éveiller les soupçons des sentinelles et à nous faire refouler. Je ne voulais pas tomber dans le piège de la prudence. Les Patchworks ont déjà trop d’avance. Un truc est sûr : l’un de ces ponts va se démantibuler dans les heures qui viennent, priez pour que ce ne soit pas le nôtre !

David serra les dents. Le flic était fou ! Sa déchéance professionnelle le jetait dans un comportement irresponsable des plus suicidaires. Mourir le laissait indifférent, une seule chose comptait à ses yeux : gagner le pari qu’il avait décidé de s’imposer, se revaloriser par une action d’éclat aux limites du possible… Le zoologue cala sa nuque sur le dossier du siège. Les tirants de suspension défilaient de chaque côté du véhicule, se changeant progressivement en une haie floue. Dans le rétroviseur, il vit Lise occupée à déboutonner sa chemise pour vérifier la mobilité du petit chat qui chevauchait à présent l’aréole de son sein gauche. Il ferma les yeux sur cette image et s’assoupit, brisé par les fatigues de la nuit. Ce fut le hurlement de la jeune femme qui le réveilla trente minutes plus tard…

— Le goudron ! criait-elle en pointant un doigt sur le pare-brise, IL FUME ! Regardez !

Cazhel proféra une obscénité et écrasa l’accélérateur. Des fumerolles montaient effectivement de la chaussée, là où le revêtement commençait à bouillonner. David tourna la tête, épiant la route par la custode arrière. Dans leur sillage, les premiers trous venaient d’apparaître, dessinant sur l’asphalte de larges crevées par où montait le brouillard. C’était hallucinant : on eût dit qu’un monstre invisible arrachait de grands lambeaux de piste, dévorant la chaussée mètre à mètre… Le camion-chenille peinait lourdement pour fuir cet appétit démentiel, et des crevasses naissaient sous les plaques articulées de son train-moteur. Le pont fondait, coulait, comme un morceau de plastique aspergé d’acide.

— Nous n’allons pas assez vite ! lança la jeune femme, il faut abandonner ce tas de ferraille !

— Non ! Le matériel ! protesta Cazhel. On ne peut pas laisser le matériel !

David n’écoutait plus, il rabattit le dossier de son siège, s’empara d’un havresac, en tendit un autre à Lise.

— Bon sang ! vociférait-il, elle a raison ! Cazhel, il faut s’éjecter de ce cercueil, vous faites du sur-place ! Arrêtez-vous et laissez-nous sortir !

Comme pour lui donner raison, le véhicule se mit subitement à pencher du côté gauche ; le policier parut se réveiller. David libéra la portière. Sur le sol, des perforations naissaient instantanément, encerclant le camion qui se coucha sur le flanc comme une bête touchée à mort. David sauta, faillit enfoncer la cheville dans un trou, et courut vers le parapet. Lise suivit le même chemin, zigzaguant d’un pied sur l’autre au milieu de cette marelle mortelle dont les cases ouvraient sur l’abîme. Il la reçut contre sa poitrine, la tira contre les câbles qui descendaient de la ceinture de suspension reliant les pylônes entre eux. Cazhel émergea avec un temps de retard, traînant un lourd sac de cuir qui ralentissait ses mouvements. Un vide se creusa sous l’une de ses semelles, David crut qu’il allait basculer, mais il se rattrapa de justesse et parvint à gagner le garde-fou. Au même instant, la chaussée se déchira sous le poids du camion blindé, et l’énorme masse métallique disparut dans le gouffre brumeux masquant les marécages, avec la grâce d’un coffre-fort en chute libre. Lise et David s’accrochaient aux filins, bouche ouverte, les yeux dilatés par la frayeur. Puis, aussi soudainement qu’il s’était manifesté, le phénomène cessa et le nombre des perforations se stabilisa. Le repas du monstre invisible venait de prendre fin. David respirait à petits coups douloureux. Les tresses du câble avaient laissé de profondes marques rouges sur ses paumes. La route offrait un curieux aspect d’écumoire, mais la constellation de cratères restait concentrée sur le milieu de la chaussée, là où les Patchworks avaient progressé en groupe compact, superposant l’empreinte de leurs pieds en une sinistre mosaïque. De part et d’autre le tablier demeurait intact ; en longeant le parapet il était sûrement possible d’avancer dans une relative sécurité. Lise se laissa tomber sur le trottoir, les pieds dans la rigole d’écoulement. Elle pouffait d’un rire nerveux et ses cuisses se hérissaient de chair de poule.

— Et maintenant ? cracha David dont les mâchoires avaient des velléités de castagnettes. On continue ?

Cazhel ôta son casque pour s’éponger le front.

— On ne peut pas faire autrement ; si on rebrousse chemin on tombera sur les gardes qui vont croire à je ne sais quelle entreprise de sabotage. Ils nous mitrailleront à vue… Il faut aller de l’avant. D’ici trois kilomètres on doit trouver un village, on y fera le point…

Ils formèrent une courte colonne et marchèrent d’un pas vif, en prenant soin de suivre le parapet intact.

Il était midi lorsqu’ils arrivèrent en vue d’un empilement de casemates oxydées. Les cubes de ferraille, fendus d’étroites meurtrières, s’agglutinaient en essaim de part et d’autre de la voie initiale qu’ils avaient fini par réduire à l’état de ruelle. La plupart de ces huttes de fer avaient été barbouillées au minium, et David eut la nette impression de se trouver au pied d’un tas de conserves géantes qu’on aurait oubliées sous la pluie. Des femmes vêtues de cuir les regardaient approcher avec méfiance. Toutes portaient des armes, et la moitié d’entre elles avaient déjà encoché une flèche sur la corde de leur arc. Cazhel leva les mains et désigna son casque. Lise et David cessèrent d’avancer. En penchant légèrement la tête, le jeune homme remarqua qu’un groupe de travailleuses occupaient la rue centrale du village. À l’aide de plaques de tôles, elles essayaient tant bien que mal d’occulter les trous criblant la chaussée. Cazhel se lança dans un long palabre au terme duquel l’une des sentinelles consentit à aller quérir un représentant de l’autorité supérieure. Celui-ci se manifesta sous l’aspect d’une femme encore jeune à la limite de l’obésité. Son visage, bien que très empâté, restait d’une surprenante beauté. Elle avançait sans paraître souffrir de son excès de poids, faisant rouler bord sur bord ses hanches et les boules gonflées de ses glandes mammaires. Une robe de cuir largement fendue la laissait à peu près nue. Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres, David constata qu’elle avait le crâne rasé à l’exception d’une longue mèche blonde qui sinuait le long de sa carotide pour finir entre ses seins.

— Je suis Juvia, dit-elle d’une voix étonnamment rauque, ceux que vous poursuivez sont passés cette nuit. Nous ne les avons pas arrêtés, ils marchaient vite, avec des visages absents, comme une tribu de somnambules. Ils étaient maquillés sur tout le corps. Nous avons cru un instant qu’il s’agissait de peintures de guerre, mais ils ne portaient pas d’armes. Ils se sont enfoncés dans la nuit, sans un mot. Ce n’est que ce matin que nous avons été agressés : des projectiles invisibles ont troué la chaussée et plusieurs enfants ont basculé dans le vide…

— Je suis désolé, lâcha Cazhel, mais nous avons failli subir le même sort. Notre camion a traversé le plancher du pont au moment de… l’attaque. Nous sommes ici pour lutter contre les menées agressives de ce clan, mais pour cela nous devons d’abord les retrouver.

Juvia parut hésiter. Sa peau rose et tendue brillait au soleil.

— Nous allons manger, dit-elle enfin, vous vous reposerez, et ensuite nous parlerons de cette arme invisible…

Cazhel hocha la tête, résigné. Le passage était à ce prix.

 

*

* *

 

Servis par une nuée d’enfants, ils déjeunèrent frugalement de poisson bouilli et de rares légumes. Personne ne leur adressa la parole. Après la collation, on leur désigna chacun une chambre à l’intérieur de ce qui semblait être le palais de fer de Juvia. David s’allongea sur une natte de paille. La lumière de midi entrait par la meurtrière comme un coin de feu, mettant en relief les boulons des murs et les taches de rouille. Des piaillements enfantins montaient des ruelles avoisinantes, créant une atmosphère de cour de récréation. Malgré sa fatigue, le garçon ne put fermer l’œil. En désespoir de cause, il gagna la terrasse et s’absorba dans la contemplation de l’amalgame cubique que formait la ville. Le brouillard s’était totalement dissipé et le regard pouvait enfin plonger jusqu’à la surface des vasières. De rares bandes de terre émergeaient encore du cloaque, des parcelles de forêt, des plateaux herbeux où paissaient des animaux de race indéterminable. Le labyrinthe des ponts plantait ses racines de béton hautes de mille mètres dans ce marécage qui semblait couvrir toute la planète. Juvia fut soudain à côté de lui sans qu’il l’ait entendue approcher.

— Ta curiosité prouve qu’on ne t’a jamais raconté l’histoire des ponts, observa-t-elle de son étrange voix rauque, veux-tu la connaître ?

David acquiesça. La grosse femme s’assit en tailleur, la corolle de sa robe de cuir s’écarta, dévoilant la mousse abondante et dorée de ses poils pubiens. Elle ne s’en soucia pas.

— À l’origine, il y a de cela bien des années, la plaine que nous surplombons était une vraie plaine, un monde solide de terre, de roches, où les arbres et les maisons enfonçaient vigoureusement leurs racines. Les routes y demeuraient immobiles et leur tracé ne changeait que très rarement au cours d’une décennie. Les villes, les collines, jouissaient de cette même merveilleuse inertie. Puis tout bascula. Un jour, une prophétie funeste vint à circuler. Une prédiction annonçant la fin des temps bénis de l’immobilité et l’avènement de l’ère du mouvant. Quelques mois à peine après cet avertissement, une pluie diluvienne s’abattit sur la contrée. Les terrains, les pâtures se gorgèrent de cette eau maudite, le paysage s’affaissa. La ligne des collines devint molle, les routes perdirent leur belle allure rectiligne pour se transformer en rubans de guimauve ondulants. La terre se mua en une colle inconsistante, les arbres se détachèrent des forêts et partirent à la dérive, poussés par les vents. La nuit, les tombes des cimetières prenaient le large, comme autant de radeaux. On les retrouvait au matin, disséminées au hasard des rues du village. Les routes n’étaient plus que des fleuves de boue. Une à une, les maisons s’y jetaient, navires à la dérive. Des cités distantes de plusieurs dizaines de kilomètres se mélangeaient au milieu d’une plaine où avait jadis poussé le blé. La notion de géographie n’existait plus. Chaque nuit, la terre réorganisait son paysage, chassant une montagne à l’est, éparpillant des villages entiers aux quatre points cardinaux. Il devint impossible de dessiner une carte. La contrée avait pris l’aspect d’un jeu de tarots aux lames battues et rebattues par un joueur invisible et maniaque. L’extension des sables mouvants gagnait de jour en jour, il fallait prendre une décision. Alors, sur les quelques pics rocheux encore solides, on construisit les premiers points d’appui, les premières culées. Des colonnes érigées dans la pierre la plus résistante, et qui constituèrent bientôt les piles du premier pont… Le reste n’a été qu’une question de temps, d’ingéniosité et de patience. On utilisa des radeaux géants, des grues de bois jaillissant de pontons énormes… Enfin, au bout d’un demi-siècle de labeur continuel, la civilisation des ponts put cracher sur le monde de boue qui s’étendait désormais à ses pieds…

— Pourquoi n’avoir pas émigré ?

— Partir, c’était capituler. Beaucoup pensaient que la terre irait en s’asséchant, que l’épidémie de coulées prendrait fin. Ils se trompaient. Les choses n’ont fait qu’empirer et la boue est aujourd’hui plus fluide que jamais…

Elle fit une pause. Elle respirait vite et une fine sueur mouillait le sillon séparant ses seins. Sans savoir réellement pourquoi, David la trouva soudain très belle…

— Mais comment arrivez-vous à survivre ? questionna-t-il précipitamment pour masquer son trouble.

La voix de Juvia s’éleva à nouveau, provoquant un léger écho métallique sur les façades rouillées des cubes.

— La pêche d’abord. Du haut du parapet nous laissons filer des lignes de mille cinq cents mètres reliées à des treuils. Il y a de nombreuses espèces comestibles au fond des marais. Lorsqu’elles se prennent aux appâts, nous les halons en catastrophe, mais il y a beaucoup de pertes. Les rapaces et les cormorans mettent à profit le temps de remontée pour voler le poisson qui gigote au bout des filins. Nous piégeons les oiseaux en enduisant de glu les traverses sur lesquelles ils ont l’habitude de se percher. Mais nous avons aussi quelques canons-harpons à longue distance capables de propulser une flèche-trident à plus de deux kilomètres ! Nous les utilisons pour tirer le gibier qui pullule sur les îles que la boue n’a pas encore submergées. Lorsque la bête est transpercée, un cabestan la hisse dans les airs, mètre à mètre, jusqu’au parapet.

— Et les oiseaux ?

— Ils s’abattent évidemment sur la dépouille, sanglier ou biche, mais nos enfants savent manier la fronde.

— Vous ne descendez jamais ?

— JAMAIS. Ici nous avons reconstruit en partie un monde solide, IMMOBILE. Tout voyage porte le signe du MOUVANT, de la mort…

— Mais les légumes ?

— Des jardins suspendus, cultivés en terrasse avec de la terre ramenée d’en bas. Mais il ne faut pas en abuser, ils oxydent les charpentes. La rouille représente un réel danger. C’est la lèpre rouge.

Le soleil chauffait les tôles, et une brûlure cuisante assaillit soudain toutes les parties du corps de David en contact avec le sol. Ses grimaces n’échappèrent pas à Juvia qui le prit par la main pour lui faire réintégrer la casemate. Le jeune homme crut qu’il entrait dans un four. L’air semblait ne plus contenir un seul atome d’oxygène. Il suffoqua. Après la lumière du dehors, la pénombre l’aveugla comme la plus opaque des nuits… Les doigts de la grosse femme lui broyèrent le poignet.

— Écoute, souffla-t-elle contre son oreille, tout à l’heure avec le policier qui vous commande j’ai joué à l’idiote. Je sais parfaitement qui a traversé le pont cette nuit, les anciens textes font souvent allusion à ces… êtres. La prophétie des boues annonçait aussi leur venue, et nos dialectes les désignaient sous le nom « d’O’ota-Thépa » : LES SEMEURS D’ABÎMES. Ils sont placés sous le signe du mouvant, comme les coulées de terre, comme les marécages. Comme le tatouage qui court sur la chair de la fille à peau blanche qui te suit. Ils annoncent la dernière migration, la fin de l’immobilité salvatrice. Ils vont détruire les ponts en affaiblissant les lignes de sustentation. Bientôt les bornes contrôlant la résistance des structures se mettront à hurler de toutes leurs sirènes et il nous faudra fuir, prendre la route… émigrer. J’ai peur de ce mouvement qui s’amorce doucement. Plusieurs espèces animales jusqu’alors sédentaires en sont aujourd’hui atteintes. Des bancs de poissons migrateurs s’écrasent à longueur de journée sur les avant-becs des pylônes, là où l’éperon de pierre disposé au bas de la pile divise le flot des courants… Je n’invente rien. Des tempêtes d’oiseaux balayent les ponts, se déchirant sur les câbles tendus qui relient la chaussée à la ceinture de soutien. Ils s’y fendent comme sur le fil d’un rasoir, à pleine vitesse, et leur sang mêlé de plumes coule le long des tresses d’acier, changeant ces dernières en une harpe aux cordes poisseuses. Leur hémoglobine chargée d’oxygène est un puissant facteur d’oxydation et certains alarmistes prétendent déjà que les mouettes se suicident dans le but bien arrêté de saper l’architecture du monde suspendu.

Elle se tut l’espace d’une seconde, puis lâcha dans un gémissement presque inaudible :

— Quelque chose est en marche, une force qui nous aspire. Une volonté terrifiante. Supérieure…

 

*

* *

 

Lise rejeta le drap d’un coup de talon, dénudant son corps en sueur. La température au cœur de la chambre de fer avoisinait celle d’une étuve et malgré sa fatigue elle n’avait pu fermer l’œil. Comme à chaque fois qu’elle transpirait, le petit chat noir avait gagné en vélocité ; filant telle une flèche, il traversait son ventre en diagonale, ricochait sur la crête osseuse d’une hanche pour s’enfoncer dans la broussaille de sa toison pubienne, comme un fauve qui prend l’affût. L’écho d’un pas traînant dans le couloir l’avertit de l’approche de Cazhel. Elle n’avait pas le temps de se rhabiller, elle tira le drap sous son menton mais l’étoffe adhérait à sa peau moite, moulant ses cuisses de façon impudique.

— Je peux entrer ?

Elle n’avait pas ouvert la bouche qu’il avait déjà écarté le rideau de perles tenant lieu de porte. À cette seconde elle le détesta, et une bouffée de haine lui brûla les joues. Il se laissa tomber sur une natte, ôta son casque et épongea son crâne nu piqueté de minuscules gouttes salées.

— Nous perdons du temps, ragea-t-il, je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils nous retiennent… Enfin, je devrais plutôt dire : pourquoi ELLES nous retiennent… Vous avez remarqué qu’il n’y a pas un seul homme dans tout le village ?

— Oui, mais j’ai vu beaucoup d’enfants mâles…

— Oui, mais SEULEMENT des enfants !

Il affichait un air futé qui exaspéra la jeune femme.

— Si vous savez quelque chose, dites-le ! cracha-t-elle. Vous n’êtes pas à la télévision ! Épargnez-moi les effets de conteur !

Cazhel ricana sans s’offusquer le moins du monde.

— Nous sommes chez les Mères, chuchota-t-il en posant la main sur le genou humide de Lise, les Mères, c’est le nom de la tribu. Elles ne veulent pas être asservies par les hommes, alors elles ont trouvé un moyen inédit de les dominer. Ce n’est pas très original comme désir, me direz-vous, certaines avaient déjà tenté de l’assouvir en usant de drogues affaiblissantes, en essayant d’hypertrophier leur propre musculature afin d’être physiquement les plus fortes… Ça n’a jamais duré très longtemps. Juvia et ses filles sont beaucoup plus malignes. Elles pratiquent systématiquement l’insémination artificielle. Lorsque naît un enfant mâle, elles ne le tuent pas (et pourtant ce serait facile : hop ! par-dessus le parapet, un bon vol plané, et ni vu ni connu !). Non, pas d’hécatombe chez elles. Elles lui injectent très tôt et fort régulièrement une substance inhibitrice de la fonction thyroïdienne. Tant qu’il est soumis à ce traitement, le postulant mâle reste un enfant. C’est en quelque sorte une néoténie, une pédogénèse artificielle empêchant tout processus de maturation, tant physique que cérébral. Tout le secret est dans le dosage des composants, sinon au lieu d’enfants harmonieusement proportionnés on obtient des nains ! C’est-à-dire des adultes en réduction…

Lise se redressa sur un coude, les sourcils arqués par la stupéfaction.

— Et ce n’est pas tout, se rengorgea Cazhel, il y a quelques années le procédé a été étudié par un ethnologue de passage. Lorsque ce savant astucieux a retrouvé la civilisation, il a commercialisé le produit ! N’importe quelle femme pouvait désormais l’acheter en vente libre dans une pharmacie. Toutes les jeunes mamans fanatiques de l’enfant-gadget, toutes ces filles qui s’étaient fait mettre enceintes pour le seul plaisir égoïste de jouer à la poupée, découvrirent subitement qu’elles possédaient enfin le moyen de décupler le temps « hélas si court » du pouponnage bêtifiant ! À partir de cet instant les petits chéris cessèrent de « pousser trop vite » pour conserver l’âge de trois, quatre ans durant une bonne vingtaine d’années ! Tout le monde y trouvait son compte : les laboratoires, les clients, LE GOUVERNEMENT qui vit ainsi se ralentir de manière fort appréciable l’afflux des jeunes sur le marché du travail ! La néoténie devint ainsi le seul remède au chômage généralisé !

Lise secoua la tête, vaguement dégoûtée…

— On dirait que ça vous amuse, constata-t-elle en se rallongeant, et comment s’est terminé ce trafic ?

— Lorsque certaines mères, trop âgées pour supporter encore la turbulence des jeunes enfants, ont cessé de bourrer de drogues leurs bambins. On a vu alors s’épanouir toute une armée de débiles profonds, incapables de concentrer leur attention plus de cinq minutes sur une tâche précise. Des adultes urinant sous eux dans le métro… Bref : l’enfer !

— On a retiré le produit de la vente ?

— Pensez-vous ! On en a simplement modifié la formule de façon à ce que le processus d’infantilisation ne puisse plus être interrompu.

— C’est ignoble !

— Mais si pratique ! Plus d’excédent sur le fameux marché du travail, un bon équilibre économique, et 50 % des mamans comblées par la perspective d’un pouponnage « à perpétuité » !

Il s’interrompit, parut prodigieusement intéressé par le bourdonnement d’une mouche cherchant vainement l’accès de la meurtrière. « Vieux truc de flic », pensa la jeune femme. Elle songea brusquement qu’elle pourrait saisir Cazhel aux épaules, le tirer sur elle tandis qu’elle ouvrirait les cuisses… et lui abandonner le chat noir porteur de mort. Mais non ! Un personnage aussi déplaisant ne se laisserait pas duper… Il avait envie d’elle, c’était visible, mais il ne la toucherait pas. D’ailleurs elle ne se sentait pas encore assez immonde pour user d’un tel procédé. Peut-être plus tard, la peur venant ?

— Je vais grimper sur le toit, annonça l’officier, et tenter de repérer les Patchworks à la jumelle. Ces salopards prennent de plus en plus d’avance. On dirait que la grosse Juvia tient à nous bloquer ici, c’est incompréhensible. Les ponts ne résisteront pas à la cavalcade des mutants. Si l’une des constructions s’écroule elle entraînera les autres à sa suite, selon le vieux principe du château de cartes. Je n’y comprends rien !

 

*

* *

 

« … Et voilà comment les mâles demeurent chez nous des enfants », conclut Juvia en lâchant la main de David.

Le jeune homme rajusta ses lunettes que la sueur faisait glisser. La reine des Mères venait de lui exposer franchement le système idéologique appliqué par les femmes du pont. Il n’avait pas été surpris outre mesure. En tant que zoologue, il connaissait parfaitement le phénomène néoténique pour l’avoir observé chez de nombreuses espèces : l’axolotl notamment, de la famille des ambystomidés.

— Pourquoi me racontes-tu cela ? murmura-t-il mal à l’aise.

— Parce que tu es beau, Cheveux-Blancs, et que j’aime être entourée de beaux enfants.

— Où veux-tu en venir ?

— Il nous faut reconstituer nos réserves de sperme cryogénisé qui s’épuisent. Donne-moi ta semence, et les filles du pont vous laisseront la voie libre…

Le garçon eut un hoquet.

— Vous n’avez aucun autre… « donneur » ? Aucun mâle adulte par toute la ville ?

— Non, SEULEMENT DES ENFANTS. De très jeunes enfants.

— Et si je refuse ?

— Nous le prélèverons de force, ce n’est pas difficile, mais j’ai de la sympathie pour toi, j’aimerais que tout se passe amicalement. Toute la nuit on t’apportera des récipients. Tu es jeune, vigoureux, donne-nous une bonne récolte… Le passage est à ce prix.